Comment être entendu ? Le manifestant est aujourd’hui stigmatisé, voire qualifié d’écoterroriste. Le choix étant limité, j’ai choisi de lancer des bouteilles à la mer. Peut-être pour me donner bonne conscience, peu importe, toutes les batailles en faveur de La Terre ont été perdues. Bref, le 30 mars dernier, Marianne a publié ma tribune sur les mégabassines ; la 3e en un an : Lire. Pourquoi autant ?
Parce que l’État pense que les mégabassines sont la meilleure solution pour affronter les conséquences du réchauffement climatique. Qu’importe le coût, déjà financées à 70 %, le gouvernement vient de nouveau de mettre la main à la poche… Un puits sans fond d’argent public pour des installations privées, cf. tribune, j’ai décidé d’adresser une lettre au Premier ministre.
OBJET : Le 27 avril dernier, vous avez annoncé la création de 100 nouvelles mégabassines et une simplification de la législation pour accélérer les projets de retenues hydrauliques. (source)
Monsieur le Premier ministre,
L’agriculture a besoin d’eau, mais elle a aussi besoin de solutions fiables et durables pour ne pas se retrouver le bec dans l’eau. Vous avez décidé que les mégabassines sont la meilleure solution pour affronter les conséquences du réchauffement climatique, accordez-moi quelques instants pour en discuter.
Pour cela, vous vous appuyez sur l’expertise scientifique du BRGM, l’établissement public en charge d’évaluer l’impact des retenues sur la ressource eau. Mais voilà, le 15 mars 2023, lors de son audition devant les parlementaires, madame la PDG de cet établissement a déclaré que leurs études avaient été surinterprétées (source). Elle a aussi dit que les données sur l’impact du réchauffement climatique n’avaient pas été prises en compte dans leurs études ! Alors même que leur objet était d’expertiser une solution pour y répondre ! Comment évaluer au plus juste l’impact d’un phénomène tout en lui tournant le dos ?
10 ans de recherche écartés
De plus, le dernier rapport du BRGM – 17 juin 2022 – se basait sur des données antérieures à 2012 (source). 10 ans de recherche écartés, une période où justement les données climatiques et les analyses des scientifiques du GIEC n’ont jamais été aussi précises que précieuses. Mieux, l’INRAE et l’Université de Rennes alertaient en 2019 sur un biais qui fausse aujourd’hui toutes les études : « Si la représentation du cycle de l’eau est fausse, il est difficile ensuite pour les décideurs et les citoyens de se rendre compte des enjeux et des problèmes que la ressource en eau peut générer. » (source) Parce que le cycle de l’eau pris en référence dans les études du BRGM date de l’ère préindustrielle.
Ne nous trompons pas, mon propos n’est pas ici de blâmer cet établissement public de renom international. Mais comme vous le savez, leurs études ne sont pas soumises à l’évaluation par les pairs. Cette évaluation, avant publication, est pourtant un principe fondamental de la recherche scientifique pour éviter les erreurs. Le CNRS et l’INRAE sont aussi des établissements qui rayonnent bien au-delà de nos frontières, et leurs études y sont soumises, c’est une garantie supplémentaire.
La théorie des hivers pluvieux
Pour accélérer l’implantation de mégabassines, vous vous appuyez également sur l’hypothèse que les hivers seront plus pluvieux : « Les ressources en eau et agriculture sont considérablement impactées par les effets du changement climatique. En effet, le changement a, d’une part, des incidences sur le cycle de l’eau avec une diminution des pluies en été, des précipitations plus intenses notamment en période hivernale… » Source, ministère de l’Agriculture.
D’ailleurs, en réponse aux sécheresses et canicules successives de 2019, le ministre de l’Agriculture avait à l’époque justifié le besoin de mégabassines en invoquant les hivers pluvieux comme un élément fondateur : « On ne va pas regarder la pluie tomber du ciel pendant six mois et la chercher les six autres mois de l’année. » (source) Mais la sécheresse hivernale de 2022/2023 n’a pas empêché de pomper dans les nappes phréatiques pour les remplir… 😢 J’écris pompage, car elles ne sont pas remplies avec de l’eau de pluie, mais majoritairement avec de l’eau potable. Au sujet de ces sécheresses hivernales, Météo-France publiait le 08/03/2023 : « Cet hiver est ainsi en France la cinquième saison consécutive marquée par un déficit de précipitations et des températures plus élevées que la normale. » (source)
Vraiment, n’hésitez pas à consulter nos meilleurs climatologues, car aucun modèle ne permet actuellement de soutenir qu’à l’avenir les hivers seront plus pluvieux ou plus secs. Nous sommes dans l’incertitude la plus totale. Le seul point sur lequel tous les scientifiques se rejoignent, c’est sur le fait que l’eau douce et potable est une ressource vitale, rare et limitée. Et que nous devons apprendre à gérer et partager dans un contexte où l’agriculture réclame de plus en plus d’eau et pas toujours en raison du réchauffement climatique !
La maïsiculture, une culture qui pompe
En effet, en dehors du maraîchage qui en réclame énormément, sens du mot maraîchage, des cultures dans les marais ou au niveau de l’eau, l’irrigation s’est développée en France avec la culture du maïs. Une plante paradoxalement très résistante à la sécheresse de par son métabolisme, mais qui produit beaucoup de matière organique si elle est arrosée pendant la saison estivale. Un champ de maïs produit 2 fois plus d’oxygène qu’une forêt s’il est gavé d’eau pendant la saison chaude. Reste à savoir si cette culture est adaptée au réchauffement climatique.
Une culture en plein développement et qui dépasse largement le cadre de l’alimentation, le maïs étant également cultivé pour produire des biocarburants, de l’électricité et du gaz ! Le choix est donc politique dans un contexte agronomique où nos sols agricoles sont incapables d’encaisser durablement la production d’énergie et de nourriture. Ma question : les décisions politiques peuvent-elles s’émanciper de consensus scientifiques robustes ?
Une souveraineté alimentaire illusoire
Cette lettre vise juste à vous informer sur les coulisses et les conséquences de votre décision. Vous l’avez prise au nom de la souveraineté alimentaire, une souveraineté qui sera forcément ébranlée lors des sécheresses hivernales et qui repose déjà sur une dépendance stratégique appelée NPK : les engrais dont l’agriculture française est si gourmande pour maintenir ses rendements.
Formule de politesse, Christophe Gatineau,
agronome et président de La Ligue de protection des vers de terre
En complément sur les conditions hivernales
Suite à ma publication dans Marianne, le climatologue et directeur de recherche au CNRS, Christophe Cassou, a souhaité ajouter :
« Soyons précis. Pour l’hiver, les incertitudes sont considérables sur les 2 ou 3 prochaines décennies, fenêtre temporelle qui correspond à l’usage d’infrastructures de type mégabassines. Ces incertitudes sont précisément maximales au centre de la France, disons entre une ligne Sud-Garonne et les Hauts de France, véritable zone tampon entre une Europe du Nord plus humide et une Europe du Sud qui s’aridifie. Il est impossible aujourd’hui de déterminer le signe du changement des précipitations hivernales dans cette “zone tampon” jusqu’à des horizons 2050-2060.
Au-delà, tout dépend de nos émissions de gaz à effet de serre entre aujourd’hui et cette échéance plus lointaine, qui conditionne le niveau de réchauffement de la 2e moitié du siècle, et donc des changements de cycle de l’eau. Une augmentation des pluies dans la zone “tampon” ne serait obtenue qu’en fin de siècle et dans les scénarios de forts réchauffements (> a +4 degrés sur la France) où, de toute façon, dans ce cas-là, les impacts de changement climatique seraient tellement systémiques que les bassines seraient le cadet des soucis de nos sociétés humaines alors totalement déstabilisées et fondamentalement différentes de celles d’aujourd’hui. »
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