Des vers de terre qui grimpent dans les arbres pour manger la matière organique morte : j’en avais parlé en 2020 dans Sauver le ver de terre, mon second livre sur ces animaux. Cette semaine, le site scientifique The Conversation a publié un article écrit par deux chercheurs ayant travaillé sur le sujet.
Déjà, comment grimpent-ils ?
Ils se déplacent grâce à des poils qu’ils ont sous le ventre ! Extrait de l’Éloge du ver de terre, tome 2, sorti en avril 2023 :
« Des poils appelés soies, de la soie qui n’est pas du satin et que le ver de terre utilise comme des pattes ! Mais pas comme le mille-pattes, comme un piolet d’alpiniste, il s’en sert pour s’ancrer. Et par contractions et dilatations, allongements et raccourcissements, il se déplace en rampant. Il rampe sur le ventre, accroché au sol par ses soies, son corps étant dépourvu de poils. »
De sacrés grimpeurs
Même en Limousin, certains vers de terre grimpent pendant l’hiver dans les choux ou les bananiers (Eh oui, nous en avons) pour y manger. J’en observe même certains qui enjambent ma serre ! 7 mètres de plastique à franchir, avec une façade nord bien abrupte et une piste noire au sud. Le professeur émérite de la Sorbonne, Patrick Lavelle, témoignait en 2020 dans Sauver le ver de terre :
« Je suis toujours étonné de voir ce que ces animaux font avec un cerveau de la taille d’une tête d´épingle ! En Amazonie, un ver du genre Andiodrilus, qui vit dans des forêts inondables, grimpe dans les arbres, quand elles sont inondées, pour s’agglutiner dans les Broméliacées, des plantes de la même famille que l’ananas qui lui fournissent des espaces humides entre leurs feuilles coriaces. Quand l’eau se retire, les vers se laissent tomber sur le sol. Comment savent-ils qu’il y a des refuges dans ces arbres ? Comment savent-ils que l’eau s’est retirée ? »
Suite à la publication de Lise Dupont et Mathieu Coulis, les auteurs de l’article publié dans The Conversation, Patrick m’écrit :
Peux-tu t’imaginer un ananas géant perché à 20 mètres de hauteur, avec autant de petites mares qu’il y a d’espaces entre les feuilles, et toute la litière de feuilles qui s’y dépose ? On trouve de tout dans ce milieu : des larves de libellules et de diptères étranges, dont l’abdomen s’étire comme une canne à pêche jusqu’à la surface de l’eau où ils respirent par un stigmate, des grenouilles, des lézards, des guêpes, des serpents et des arachnides pleins de dents et de crocs ! Et bien sûr, des vers de terre, épigés de toutes les couleurs, pour lesquels on se demande comment ils passent d’une broméliacée à une autre, d’un arbre à l’autre. On ne sait rien, ou si peu, de la biologie et de l’éthologie des vers de terre.
Des vers de terre qui ne vivent pas
dans la terre découverts en Martinique
Avec l’accélération de la perte de biodiversité, certaines espèces pourraient disparaître avant que les scientifiques n’aient eu le temps de les découvrir et de les décrire, et sans nous laisser le temps de pouvoir agir pour leur conservation. Ce problème est encore plus critique pour les espèces qui vivent dans des habitats improbables et peu étudiés. C’est le cas de certaines espèces de vers de terre qui ne vivent pas dans le sol, comme la majorité de leurs congénères, mais dans les arbres des forêts tropicales et plus particulièrement dans des plantes épiphytes de la famille des Broméliacées.
Cette famille de plantes est spécifique de la zone néotropicale (région couvrant l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et les Caraïbes). Les Broméliacées ont souvent un mode de vie épiphyte, c’est-à-dire qu’elles sont accrochées de manière non parasite aux branches et sur les troncs des grands arbres, grâce à des racines crampon, pour chercher la lumière de la canopée. Beaucoup de ces espèces sont menacées par la destruction de leur habitat, notamment la déforestation mais aussi par leur récolte dans les milieux naturels, car ce sont des plantes ornementales.
En Martinique il existe 24 espèces de Broméliacées, une des plus connues et répandues est Guzmania lingulata, un guide récemment paru permet leur identification. Chez de nombreuses espèces, les feuilles se chevauchent à la base et constituent des réservoirs qui se remplissent d’eau de pluie et de débris végétaux, constituant progressivement un habitat similaire au sol pouvant accueillir toutes sortes d’organismes et formant ainsi un microécosystème où la plante puise ses nutriments grâce à d’autres types de racines (les racines à absorption) qui poussent entre ses feuilles. C’est dans ce microhabitat que nous avons découvert des vers de terre.
Des vers de terre ont déjà été signalés dans des Broméliacées notamment au Mexique et en Guadeloupe mais, pour le moment ce sont surtout des travaux de taxonomie (description des espèces) qui mentionnent leur présence dans ces habitats arboricoles. Aucun travail sur l’écologie des vers de Broméliacées n’a été mené, ainsi nous ignorons si les vers sont capables d’y vivre en permanence ou si leur présence y est temporaire. La présence de vers de terre dans cet habitat est probablement beaucoup plus répandue qu’actuellement documentée.
Des vers de terre arboricoles en Martinique
Dans notre étude récemment parue sur la diversité des vers de terre en Martinique, nous avons révélé l’existence de sept espèces différentes de vers de terre vivant presque exclusivement dans les habitats épiphytes de cette île des Petites Antilles. Deux de ces espèces (Dichogaster annae et Dichogaster andina) sont dites exotiques, c’est-à-dire natives d’une autre région du monde et introduites en Martinique tandis que les cinq autres espèces étaient à ce jour inconnues, elles sont donc nouvelles pour la science et probablement endémiques de Martinique. Nous avons montré que l’abondance de ces cinq espèces était significativement corrélée à la proportion de couverture forestière (quantité de forêt qui couvre une zone géographique particulière) dans cette île volcanique caractérisée par une importante diversité de milieux, avec une forte proportion de zones agricoles au Sud et une région montagneuse au Nord recouverte d’anciennes forêts tropicales humides et dominée par le volcan de la montagne Pelée.
D’autres espèces ont été trouvées de manière plus opportuniste dans les arbres, alors qu’elles étaient plus fréquemment observées dans d’autres habitats tels que la litière ou le sol. Cela suggère que ces habitats arboricoles peuvent être colonisés par des vers de terre se déplaçant depuis le sol, confirmant ainsi que la canopée fournit un habitat attrayant pour ces invertébrés. Nos résultats suggèrent donc qu’au cours de leur histoire évolutive, certaines espèces ont fini par occuper presque exclusivement cette niche écologique et ainsi devenir des spécialistes des Broméliacées.
Des espèces nouvelles révélées par la technique de code-barre ADN
La biodiversité des vers de terre des régions tropicales est mal connue et probablement sous-estimée. Cette méconnaissance s’explique par un faible nombre d’études dans ces régions et par une identification des espèces basée sur la morphologie particulièrement difficile en raison d’un nombre restreint de caractères diagnostiques externes permettant de les distinguer. Afin de lever cet obstacle taxonomique, la technique de code-barre ADN est particulièrement appropriée. Cette méthode, que nous avons choisi d’utiliser dans notre étude, repose sur la détermination des bases de l’ADN (ou séquençage) d’un court fragment du génome d’un organisme. Cette séquence est ensuite comparée à celles stockées et référencées dans une base de référence.
Cependant, cette base de données n’est pas toujours disponible, ce qui était le cas dans notre étude. Par conséquent, nous avons construit notre propre base de données de 684 code-barres ADN de vers de terre de Martinique disponible en ligne. Les spécimens qui n’ont pas pu être affiliés à une espèce connue d’après leurs caractères anatomiques et moléculaires ont été regroupés en unités taxonomiques sur la base de leur ressemblance génétique et morphologique. Notre hypothèse est que ces unités taxonomiques correspondent à des espèces nouvelles pour la Science.
Une diversité menacée
Notre étude a permis de montrer que la biodiversité insoupçonnée abritée au sein des Broméliacées épiphytes est principalement menacée par deux types de pressions. L’altération et la fragmentation des habitats naturels notamment liées à l’anthropisation des sols représentent une première menace importante pour cette diversité. En effet, nous avons montré que l’abondance des espèces endémiques des habitats épiphytes était significativement corrélée à la proportion de forêt en Martinique soulignant que les activités humaines, telles que la déforestation, en réduisant la taille de l’habitat de ces espèces, peuvent mener à leur extinction.
L’introduction d’espèces exotiques via les activités humaines constitue une autre menace à laquelle sont soumises ces espèces. Dans les régions les plus agricoles de Martinique, nous avons montré l’omniprésence de l’espèce introduite Dichogaster andina dans les habitats épiphytes. L’absence de diversité génétique parmi 203 séquences obtenues pour cette espèce suggère une reproduction par parthénogénèse à partir d’un gamète femelle non fécondé, qui est reconnue comme particulièrement avantageuse pour le succès d’une invasion biologique.
Ce résultat met en exergue le risque que des espèces endémiques spécialistes d’un habitat précis (ici les Broméliacées) soient progressivement remplacées par des espèces exotiques envahissantes qui sont généralement plus compétitives dans un contexte de dégradation des habitats.
Lise Dupont, Enseignante-chercheuse en écologie moléculaire, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Mathieu Coulis, Docteur en écologie du sol, Cirad
Cet article a été republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.
Pour soutenir notre travail,
les livres sont notre seule source de financement.
Disponibles en librairie ou dans la boutique,
ci-dessous notre dernier sorti en avril 2023😉